Appel à contribution, revue tic&société; « Logique algorithmique et reproduction sociétale: Les médiations sociales saisies par les algorithmes »

Dans la foulée des travaux critiques sur le Big Data, l’économie des traces et la gouvernementalité algorithmique, ce numéro thématique de tic&société portera sur l’analyse du phénomène des données massives sous l’angle d’un dispositif algorithmique de cueillette et d’accumulation des données qui permet leur traitement par des mécanismes d’intelligence artificielle tel que l’apprentissage-machine, l’apprentissage-profond, le data-mining, etc… Plus spécifiquement, ce numéro entend interroger les conséquences de ces dispositifs d’automatisation de la production, de la circulation et de la consommation des données sur les modalités de reproduction sociétale.

Dans le champ des théories critiques, un certain nombre de travaux contemporains font état de la mise en place d’une nouvelle logique de régulation sociétale apolitique, a-normative et opérationnelle (Freitag, 2013) qui s’instituerait avec la numérisation généralisée des sociétés. Ces nouvelles manières de réguler la pratique sociale au moyen d’algorithmes sont tantôt nommées « gouvernementalité algorithmique » (Rouvroy et Berns, 2013) ou encore « société automatique » (Stiegler, 2015). Ces travaux soutiennent notamment que l’utilisation des données massives à des fins de personnalisation, de microciblage ou d‘optimisation des processus de prise de décision par gestion prédictive au moyen d’algorithmes ou par l’apprentissage machine, participerait d’une mutation des sociétés qui marquerait une rupture avec les idéaux sur lesquels s’étaient édifiées les sociétés modernes.

On reconnaît généralement que la modernité s’est instituée à partir d’un ensemble de médiations sociales permettant aux sociétés de penser réflexivement leurs pratiques. Les sociétés modernes reposent notamment sur des médiations symboliques et culturelles orientant significativement la pratique sociale au sein d’un monde commun (Freitag, 2011). Elles se caractérisent également par la mise en place de médiations politico-institutionnelles permettant aux sociétés de se donner réflexivement des finalités collectives qui se légitiment au moyen d’une délibération rationnelle au sein d’un espace public politique (Habermas, 1993). Qu’advient-il lorsque ces médiations sont court-circuitées ou encore remplacées par des procédures automatisées de prises de décision fonctionnant au moyen d’algorithmes auto-apprenants? S’agit-il d’une rupture avec un certain idéal que s’est donné le monde moderne ou encore d’une radicalisation de certaines de ces dimensions constitutives ?

Les études critiques en communication sont bien placées pour analyser ces processus puisque les dispositifs de Big data et d’intelligence artificielle reposent sur une idéologie de la communication (Breton et Proulx, 2002), laquelle possède comme spécificité de se présenter comme l’expression immédiate du réel (Sfez, 1992). Selon cette logique, qui tire ses origines de la cybernétique, les sociétés n’auraient plus besoin de passer par des médiations symboliques et politiques pour permettre leur reproduction (Lafontaine, 2004).

Cette réflexion apparaît d’autant plus nécessaire que les discours promotionnels tenus à la fois par les puissances économiques et politiques entourant la numérisation des sociétés soutiennent que la mise en place de mécanismes de régulation sociale non coercitifs et efficients au moyen d’algorithmes auto-apprenants serait en mesure de prendre des décisions de manière automatisée et hautement rationnalisée en évacuant la subjectivité humaine (Cukier et Viktor Mayer-Schönberger, 2013), et ce, dans l’ensemble des sphères de la pratique sociale : villes intelligentes (Kitchin, 2015), santé (Swan, 2009), économie (Brynjolfsson et McAfee, 2014), sécurité (Amoore, 2013), finance (Arnoldi, 2016; Pasquale, 2015), médias (Anderson, 2011), politique (Harsin, 2015), etc. Pourtant, alors que ces logiques algorithmiques ont la prétention d’évacuer la part de subjectivité inhérente à toute dynamique de régulation sociale, la notion de « social » semble paradoxalement omniprésente à l’ère numérique (médias sociaux, social analytics, innovation sociale, etc.) (Davies, 2015).

Dans ce contexte, la plupart des travaux dans le domaine des études en science, technologie et société (STS Studies) qui déconstruisent la boîte noire des algorithmes visent à remettre en question la séparation entre la sphère de la technique et la sphère du social en montrant que l’adoption d’un type de technologie particulier découle de choix sociaux. Comme le soutient Feenberg, si les approches constructivistes dominantes dans le champ de la sociologie de la technique ‒ notamment la théorie de l’acteur-réseaux (Callon, Law, Rip, 1986; Latour, 1991) ‒ dé-réifient les dispositifs technologiques et remettent en question les postulats du déterminisme technologique, « elles refusent de s’affronter aux grands enjeux généraux de la modernité qu’avait soulevés l’école de Francfort » (Feenberg, 2004 :9). Ces approches ne s’intéressent généralement qu’à des cas particuliers et n’interrogent pas les conséquences sociales des choix technologiques en termes de rapports de pouvoir et de domination globaux (Winner, 1993).
Pourtant, une des visées de toute théorie critique est de saisir dialectiquement comment des phénomènes techniques, culturels et socio-politiques particuliers s’inscrivent dans une totalité sociétale (Fischbach, 2009). Force est de constater que les sciences humaines et sociales auraient intérêt à saisir ces enjeux à partir d’une démarche s’inspirant des théories critiques de la technique (notamment Marx, Ellul, Mumford, Innis, Foucault, Marcuse, Habermas, Heidegger, etc…) afin de comprendre les conséquences au plan social-historique des nouvelles formes de régulation sociétales induites par les données massives, l’intelligence artificielle et les algorithmes.

Ce numéro de tic&société entend donc poursuivre cette réflexion globale portant sur le rôle des nouvelles logiques algorithmiques dans l’analyse des transformations des diverses médiations qui participent à la reproduction des sociétés. Cette réflexion peut être abordée à partir des cinq principales dimensions suivantes :

1. Épistémologique :
Alors que la science moderne se caractérisait par une visée de connaissance réflexive de la réalité fondée sur un idéal de vérité, dans la (techno)science postmoderne, qui est traversée par une logique de marchandisation et la numérisation de la connaissance (Lyotard, 1979 ; Stiegler, 2012), le nouveau critère de validation du savoir ne serait plus la Raison, mais plutôt la performativité. Dans ce contexte, les nouveaux outils de traitement des données massives ont la prétention de saisir immédiatement le réel sans passer par les théories scientifiques (Anderson, 2008). Quelles sont les conséquences sociales de cette transformation épistémologique ? Comment réactiver les conditions de possibilité de la critique sociale, dans la mesure où ces dispositifs ont la prétention de produire des normes qui seraient l’expression immédiate du réel ? Assistons-nous à une crise des régimes de vérité (Rouvroy et Stiegler, 2015) ou entrons-nous plutôt dans un nouveau régime de post-vérité (Harsin, 2015) ?

2. Juridico-politique :
La mise en place de procédures automatisées de régulation sociale s’inscrit dans le passage de l’idée moderne de gouvernement vers ce qu’Alain Supiot (2015) a nommé une gouvernance par les nombres et Rouvroy et Berns (2013) une « gouvernementalité algorithmique ». Comment penser la praxis politique dans le contexte où ces dispositifs visent à contourner la capacité des peuples à institutionnaliser leurs finalités normatives sous la forme de la Loi ? Sommes-nous en train de passer d’un état de droit à un état de fait ?

3. Médiatique :
De plus en plus, les discours politiques au sein des médias socionumériques sont automatisés, tant sur le plan de la production que de la distribution et de la consommation. Le microciblage des comportements individuels semble éloigner les citoyens des valeurs collectives (le cas de Cambridge Analytica) et confine les sujets dans leur dynamique de personnalisation (echo chamber) (Jacobson, Myung et Johnson, 2016). De plus, l’espace public « numérique » doit désormais composer avec la prolifération d’opinions, rumeurs et fausses nouvelles, sans compter les ingérences interétatiques (Shorey & Howard, 2016). Quelles sont les conséquences de ces diverses manifestations que prend la gouvernementalité algorithmique sur l’espace public ?

4. Économique :
Quelles sont les conséquences de la mise en place de la logique algorithmique dans les transformations du capitalisme contemporain (Mosco, 2014 ; Ouellet, 2016 ; Srnicek, 2018) ? Si le travail est constitutif du capitalisme en ce qu’il s’agit de la médiation à partir de laquelle est produite la dynamique de valorisation du capital, en quoi l’extension de l’automatisation du travail manuel au travail intellectuel et l’apparition de nouvelles formes d’exploitation du travail numérique (Cardon et Cassilli, 2015) affectent-elles la capacité du système capitaliste à se reproduire (McChesney et Nichols, 2016; Stiegler, 2015) ? En quoi ces dynamiques modifient-elles le conflit historique opposant le travail au capital (Dyer-Whiteford, 2015) ?

5. Culturel-symbolique :
En quoi les logiques d’automatisation et d’industrialisation des médiations symboliques (Mondoux et Ménard, 2018) sous la forme de systèmes de recommandation permettant la personnalisation des offres de contenu culturel et médiatique transforment-elles la capacité des sociétés à produire une culture commune ? Comment les transformations culturelles induites par ces sémiotiques machiniques/a-signifiantes (Lazzarato, 2006) affectent-elles les modalités générales de reproduction sociétale ?

Directives aux auteur.e.s
Les contributions doivent être soumises en français. Les textes doivent comprendre entre 40 000 et 50 000 caractères espaces compris et suivre le modèle APA pour la présentation bibliographique, tel que présenté par l’Université de Montréal : http://guides.bib.umontreal.ca/disciplines/20-Citer-selon-les-normes-de-l-APA (voir en particulier les rubriques « Dans le texte » et « En bibliographie »). Les auteur.e.s sont invités à respecter les consignes de la revue concernant la mise en forme du texte (consignes disponibles sur le site de la revue, à la page http://ticetsociete.revues.org/90).

Les manuscrits feront l’objet de deux évaluations selon la procédure d’évaluation à l’aveugle.
La date limite de soumission des articles (voir consignes aux auteurs http://ticetsociete.revues.org/) est fixée au 30 novembre 2019.
Les propositions d’articles doivent être envoyées à l’attention d’André Mondoux (mondoux.andre@uqam.ca), de Marc Ménard (menard.marc@uqam.ca) et de Maxime Ouellet (ouellet.maxime@uqam.ca).

Il est également possible de proposer en tout temps des textes hors thème. Ceux-ci sont aussi évalués selon la procédure d’évaluation en double aveugle et publiés dans la rubrique « Varia » ou conservés pour un prochain numéro thématique. Merci, dans ce cas, d’envoyer vos textes à l’adresse suivante : ticetsociete@revues.org.

Bibliographie :
Amoore, L. (2013). The Politics of Possibility: Risk and Security Beyond Probability. Durham: Duke University Press.
Anderson C. (2008). «The end of theory: The data deluge makes the scientific method obsolete», Wired, 23 June. En ligne : http://www.wired.com/science/discoveries/magazine/16-07/pb_theory (accédé le 28 novembre 2018).
Anderson C. W. (2011). «Deliberative, agonistic, and algorithmic audiences: Journalism’s vision of its public in an age of audience» Journal of Communication, 5:529–547.
Arnoldi, J. (2016). «Computer algorithms, market manipulation and the institutionalization of high frequency trading», Theory, Culture & Society, 33(1): 29–52.
Breton, P. et Proulx, S. (2002) L’explosion de la communication à l’aube du XXe siècle, Montréal, Boréal.
Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2014). The second machine age: work, progress, and prosperity in a time of brilliant technologies. New York: W.W. Norton & Company.
Callon, M., Law, J. et Rip, A., éd. (1986). Mapping the Dynamics of Science and Technology, Stuttgart, MacMillan.
Cardon, D. et Cassilli, A. (2015). Qu’est-ce que le Digital Labor ?, Paris, INA.
Cukier, K. et Mayer-Schönberger, V. (2013) Big Data: A Revolution That Will Transform How We Live, Work, and Think, New York, Hartourt.
Davies, W. (2015), «The Return of Social Government: From ‘socialist calculation’ to ‘social analytics’», European Journal of Social Theory, 18(4): 431-450.
Dyer-Whiteford, N. (2015). Cyber-Proletariat: Global Labour in the Digital Vortex, London, Pluto Press.
Feenberg, A. (2004). (Re)penser la technique : Vers une technologie démocratique, Paris, La découverte.
Fischbach, F. (2009), Manifeste pour une philosophie sociale, Paris, La Découverte.
Freitag, M. (2011). Dialectique et société, vol. 2 : Introduction à une théorie générale du symbolique, Montréal, Liber.
Freitag, M. (2013), Dialectique et société, vol. 3. Culture, pouvoir, contrôle, Montréal, Liber.
Habermas, J. (1993) L’espace public : Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot.
Harsin, J. (2015). «Regimes of Posttruth, Postpolitics, and Attention Economies», Communication, Culture & Critique, 8 (2): 327–333.
Jacobson,S., Myung, E. & Johnson, S, (2016). «Open media or echo chamber: the use of links in audience discussions on the Facebook Pages of partisan news organizations, Information», Communication & Society, 19(7) : 875-891.
Kitchin, R. (2015), « Making sense of smart cities: addressing present shortcomings » Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, 8 (1): 131–136.
Lafontaine, C. (2004) L’empire cybernétique : des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil.
Latour, B. (1991), Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte.
Lazzarato, M. (2006). « Le « pluralisme sémiotique » et le nouveau gouvernement des signes ». En ligfne : http://eipcp.net/transversal/0107/lazzarato/fr (accédé le 28 novembre 2018).
Lyotard, J-F. (1979). La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit,
McChesney, R, W., et Nichols J. (2016). People Get Ready. The fight against a jobless economy and a citizenless democracy, New York, Nation books.
Mondoux, A. et Ménard, M. (2018). Big data et société: industrialisation des médiations symboliques, Montréal, PUQ.
Mosco, V. (2014). To the Cloud: Big Data in a Turbulent World, Boulder, CO: Paradigm Publishers.
Ouellet, M. (2016). La révolution culturelle du capital: Le capitalisme cybernétique dans la société globale de l’informtion, Montréal, Écosociété.
Pasquale, F. (2015). The black box society: The secret algorithms that control money and information. Cambridge,Harvard University Press.
Rouvroy, A. et Stiegler, B. (2015). « Le régime de vérité numérique », Socio, 4 : 113-140.
Rouvroy, A. & Berns, T. (2013). « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation: Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? » Réseaux, 177(1) : 163-196.
Sfez, L. (1992). Critique de la communication, Paris, Éditions du Seuil.
Shorey, S., & Howard, P. (2016). «Automation, big data and politics: a research review», International Journal of Communication, 10 : 5032–5055.
Srnicek, N. (2018). Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux.
Stiegler, B. (2012). États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Mille et une nuits.
Stiegler, B. (2015). La société automatique, Paris, Fayard.
Supiot, A. (2015). La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard.
Swan, M. (2013). «The Quantified Self: Fundamental Disruption in Big Data Science and Biological Discovery», Big Data. 1(2): 85-99.
Winner, L. (1993). «Upon Opening the Black Box and Finding It Empty: Social Constructivism and the Philosophy of Technology», Science, Technology, & Human Values, 18 (3) : 362-378.